Photographie et radioactivité : quand les fantômes font parler la matière | Marie Goehner-David

Créé le

Marie Goehner-David
Artiste - Autrice - Doctorante en arts visuels Laboratoire ACCRA UR 3402
Université de Strasbourg

Diplômée d’une licence d’arts plastiques et d’un master Critique et Essais à l’Université de Strasbourg, elle s’est spécialisée dans les diverses pratiques de la photographie et l’étude de leur processus, interrogeant les technologies aussi bien analogiques que numériques. Aujourd’hui doctorante en arts visuels à l’Université de Strasbourg, elle effectue ses recherches au travers d’une thèse portant sur la réception et les usages de la photographie à l’ère numérique, par le prisme du lien entre réalité et photographie. Enseignant à la faculté des arts visuels de Strasbourg, elle dispense des cours de photographie, de méthodologie théorique ou encore d’histoire de l’art. Elle anime par ailleurs des ateliers de sensibilisation et d’éducation à l’image dans diverses structures culturelles, dont elle expérimente les réflexions de manière plastique. Ses travaux photographiques ont été exposés au CEAAC (2017, Strasbourg), à L’illiade (2021, Illkirch-Graffenstaden), à la Cité des Halles (2023, Lyon) ou encore à l’Observatoire national des nuages (Meyrin, Suisse, 2024).

Citer cet article
Goehner-David, Marie, « Photographie et radioactivité : quand les fantômes font parler la matière », archifictions, Spectres, 2, 2025 [en ligne].

En 2014, l’artiste franco-suisse Julian Charrière s’envole vers le polygone de Semipalatinsk au Kazakhstan, ancien site d’essais nucléaires soviétiques, afin de procéder à quelques expérimentations photographiques. Dans des conditions de travail restreintes et sous contrôle militaire, il capture les structures de béton abandonnées, témoignant de l’activité du site entre 1949 et 1989. Ces constructions, derniers vestiges d’activité humaine dans ce paysage désolé, incarnent à la fois la trace des expériences passées, et l’incertitude de l’avenir. C’est de cette dualité dont traite Julian Charrière à travers sa série photographique Polygon, qui explore la fragilité des restes matériels de cette période, mais également la persistance de l’impact humain sur l’environnement. Ses images en noir et blanc dévoilent des bâtiments marqués par le temps, dont il ne reste que l’ossature, figée au milieu du désert. Malgré leur apparente sobriété en arrière-plan, les épreuves captivent par le traitement inhabituel qui leur a été appliqué. Des taches lumineuses et des amas sombres flottent dans le paysage, se superposant aux constructions, enveloppant les structures inertes et créant des formes organiques, nébuleuses. Cette texture vibrante résulte d’une double exposition intentionnelle, le film argentique ayant été mis en contact avec du sable irradié,¬¬ provenant du site lors du processus de développement. Soumis à ce phénomène de radioactivité, soit des noyaux atomiques instables émettant des particules de matière et de l’énergie, le film révèle ainsi l’impact invisible et rémanent des activités humaines sur un environnement donné.

Il s’agira alors d’étudier comment le dialogue entre photographie et radioactivité conduit à désenclaver l’empreinte lumineuse de son rôle mimétique. Plus précisément, l’objectif de cette analyse sera d’observer comment la capture des longueurs d’ondes lumineuses situées hors du spectre du visible conduisent le médium photographique – à considérer en tant que moyen matériel artistique, mais également en tant que qu’intermédiaire permettant d’accéder à une information, un savoir, une idée - à explorer sa plasticité, ou encore comment les apparitions fantomatiques de la menace nucléaire ouvrent les portes de l’imaginaire. Ainsi, nous observerons de quelle manière les propriétés révélatrices de la photographie oscillent entre un usage scientifique, et un prétexte à réinventer, réécrire, réimaginer le réel.

Julian Charrière, Polygon I, 2014

La photographie au-delà du spectre du visible : déjouer les limites du regard humain

Le travail de Julian Charrière met en évidence la persistance visuellement imperceptible de la radioactivité, encore présente dans le Polygone de Semipalatinsk, plus de 25 ans après la fin des essais nucléaires sur ce site. Il convient ainsi, dans un premier temps, de revenir sur la notion d’invisible. Son acception commune renvoie à ce qui échappe à l’œil humain, selon des critères de taille, de distance ou de luminosité. Il s’agit toutefois d’une notion qui n’a rien d’absolu, et dont les limites n’ont cessé d’évoluer, notamment grâce aux progrès scientifiques.
Par ailleurs, le visible est également défini par le spectre de radiations auxquelles l’œil humain est sensible, c’est-à-dire la part de longueurs d’ondes lumineuses qui nous est perceptible, comprise entre 400 et 800 nanomètres. Ainsi, l’appréhension sensorielle de notre environnement demeure en réalité extrêmement limitée. En effet, l’œil nu ne peut saisir toute la gamme des phénomènes physiques qui nous entourent, du microscopique au lointain, des bactéries aux objets astronomiques, sans oublier le rayonnement électromagnétique situé hors du spectre du visible. Malgré notre vision apparemment précise des couleurs, infrarouges, ultraviolets, ondes radio, rayons gamma ou encore rayons X ne nous sont pas accessibles.
Si la photographie fonctionne selon un système optique directement inspiré du fonctionnement de l’œil humain, cette dernière peut toutefois en dépasser les capacités. En effet, des lentilles (cornée) dirigent les rayons lumineux vers un diaphragme (pupille), qui laisse passer une quantité de lumière précise, déterminée de manière à impressionner une image nette sur la pellicule (rétine). Toutefois, l’usage de certaines émulsions ou filtres permettent de contourner les limites optiques humaines, d’ouvrir le spectre du visible, et d’accéder à des images formées, par exemple, à l’aide de rayons infrarouges. C’est ainsi qu’a travaillé le photographe Richard Moss pour la réalisation de sa série Infra (2010). En utilisant la pellicule Kodak Aerochrome, sensible à des longueurs d’ondes jusqu’à 900 nanomètres, ses images de la guerre civile en République démocratique du Congo se parent de teintes roses et rouges. Ainsi, si l’artiste ne photographie jamais directement de scène violente : la manière sanguine dont la végétation de ses images se colore suffit à happer la personne regardante, et à lui insuffler l’idée de la violence, ici invisibilisée.
De l’autre côté du spectre, la capture des ultraviolets nécessite de changer le filtre inclus au sein des boîtiers photographiques au profit d’un autre, sensible aux rayonnements inférieurs à 400 nanomètres. Ensuite, le choix de l’objectif est déterminant : en raison du nombre de lentilles bloquant ces rayons présents dans les optiques standard, et des revêtements anti-ultraviolets appliqués sur ces derniers en prévention supplémentaire, saisir les rayonnements ultraviolets peut s’avérer complexe. Afin de contourner cet obstacle, des optiques spéciales sont disponibles, telles que celles à base de fluorite, qui transmettent une grande partie des ondes ultraviolettes. Ou alors, des objectifs anciens de qualité inférieure peuvent également être utilisés, souvent sans revêtements et dotés de moins de lentilles. Par exemple, le photographe Pierre-Louis Ferrer utilise un tel objectif pour sa série Hail to the Sun (2017), afin de capturer l’effet des rayons UV sur la peau de ses modèles. Grâce à ce procédé, l’artiste a rendu visible diverses marques et tâches cutanées en formation par les expositions répétées au soleil, invisibles à l’œil nu et pourtant bien présentes.
Au fil de son histoire, la photographie a donc permis l’accès à des longueurs d’ondes en dehors du spectre du visible, tout en permettant la découverte de nouveaux rayonnements. À la fin du XIXème siècle, la plaque sensible fait parler d’elle en fixant les motifs révélés par les rayons X, découverts en 1895 par Wilhelm Röntgen. Ces derniers permettent d’observer l’intérieur de corps ou d’objets, en raison de la capacité de ces rayons à pénétrer profondément une masse, comme en témoigne la première radiographie réalisée avec la main de sa femme la même année. Pour la première fois, l’intérieur du corps humain est accessible visuellement, sans nécessité d’ouvrir ce dernier sur une table d’opération ou d’autopsie. Ainsi, ne se contentant pas seulement de révolutionner les méthodes diagnostiques dans la sphère médicale, l’avènement de la radiologie ouvre des possibles inouïs en termes d’accès au réel, révélant ce que l’œil ne peut percevoir à travers son prisme limité. Pour aller plus loin, l’année suivante, en 1896, le physicien Antoine Henri Becquerel (1852-1908) utilise également le médium photographique pour prouver la présence de rayons jusque-là inconnus, situés en deçà des rayons X sur le spectre du visible. En plaçant des sels phosphorescents d’uranium sur une plaque photographique recouverte de papier noir, il observe que ces matériaux laissent leur empreinte malgré l’opacité du papier, révélant une réaction sans source externe d’énergie. Cette découverte, nommée « radioactivité » par Pierre (1859-1906) et Marie Curie (1867-1934), établit que les sels d’uranium émettent leur propre rayonnement, inaugurant ainsi un nouveau monde invisible, que Julian Charrière continuera d’explorer quelque 120 années plus tard :

«Je me suis aussi souvenu qu’Henri Becquerel avait découvert la radioactivité en posant une plaque photographique sur des sels d’uranium. Là, je pensais faire un film, travailler sur un paysage culturel, fabriqué par l’homme, et sur une spécificité non visible de ce paysage. »[1]

[1] Julian Charrière pour Elisabeth Chardon, « Une image altérée par les rayonnements nucléaires des essais militaires soviétiques ». Le Temps, 24 octobre 2014, 3 avril 2024 : https://www.letemps.ch/culture/une-image-alteree-rayonnements-nucleaires-essais-militaires-sovietiques

Pour son projet, l’artiste s’est donc inspiré des expériences scientifiques d’Henri Becquerel. Afin de faire écho à sa découverte historique, il a mis en contact son négatif, déjà exposé, avec du sable radioactif provenant directement du lieu qu’il a photographié. Tout comme chez son prédécesseur, la radioactivité a agi sur le support, créant des masses nébuleuses et apparitions fantomatiques, dessinant une présence nouvelle. Matière photographique et manifestations spectrales dialoguent alors, au sein-même d’une image à la fois révélée et révélatrice. En effet, une épreuve argentique subit un processus de développement comprenant plusieurs étapes successives. Tout d’abord, le négatif est projeté sur du papier photosensible, créant une image latente, invisible à l’œil nu et pourtant bien existante. Pour la rendre visible, le papier impressionné est trempé dans trois bains successifs : le révélateur noircit les zones sombres de l’image, permettant à l’empreinte lumineuse de dévoiler son contenu, suivi par le bain d’arrêt et le fixateur. Julian Charrière a utilisé cette méthode de développement argentique pour la réalisation de sa série Polygon. Mais ces images révélées, issues d’un négatif mis au contact de sable radioactif, endossent également un rôle révélateur actif, puisqu’elles portent à notre connaissance la présence de la radioactivité, menace sourde et invisible. Ainsi, les marques laissées par cette exposition aux radiations sont révélées lors du développement puis du tirage, laissant apparaître des traces tangibles de l’activité nucléaire passée, et faisant danser son spectre sur chaque image.

Julian Charrière, Polygon III et Polygon V, 2014

Révéler la radioactivité pour appréhender un nouveau répertoire formel

En 2016, le photographe Jan Dibbets s’est illustré dans le commissariat d’exposition, en mettant sur pieds le projet La Boîte de Pandore : une autre photographie par Jan Dibbets au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Au fil des différentes salles, l’artiste propose une relecture de l’histoire photographique, basée non pas sur les qualités documentaires du médium, soit le représenté, mais ses attributs techniques et plastiques. C’est ainsi que les balbutiements de la photographie sont relus par le prisme des différents processus et effets visuels. Les premières images scientifiques détiennent une place centrale dans le parcours, puisque Jan Dibbets considère ces expérimentations comme l’exploration la plus poussée des possibilités plastiques du médium il y a 150 ans.

« J’ai trouvé peu d’exemples concluants d’une photographie prétendument artistique au XIXème siècle. Ce sont les scientifiques qui ont produit des choses grandioses. La photographie scientifique a favorisé une utilisation du médium bien plus libre et enclavée. » [2]

Études du mouvement, astrophotographie, microphotographie, illustrations de lois physiques ou encore collections botaniques, autant de motifs portent à nos yeux une réalité nouvelle, accessible uniquement grâce à l’appareil. En conséquence, ces différentes images ne sont pas immédiatement intelligibles pour la personne qui ne disposerait pas des connaissances scientifiques nécessaires à leur interprétation ; afin de qualifier ces motifs nouveaux, inconnus à l’œil humain, une légende est nécessaire. Sans cette dernière, les images constituent des palettes de textures attrayantes et de motifs séduisants, dénuées de possibilité d’appréhension sémiotique pour les néophytes. C’est ce point précis qui intéresse l’artiste : en regardant au-delà du discours scientifique de ces images, ces représentations mettent en lumière l’étendue des possibilités techniques de la photographie, qui ne sont ici plus limitées par l’injonction d’imitation de notre réalité. Les photographies de Julian Charrière s’amusent elles aussi de ce phénomène : ces dernières ne restituent pas ce qu’auraient perçu nos yeux à Semipalatinsk. La réaction chimique entre l’émulsion et la matière radioactive se manifeste par l’apparition de textures, tandis que l’œil n’aurait eu accès qu’au paysage désertique et désolé. L’exposition du négatif au sable radioactif provenant de la zone d’essais nucléaires a provoqué une réaction chimique avec l’émulsion recouvrant la pellicule, laissant apparaître des traces sur l’image qui se morcelle, étincelle, explose, éclate, scintille. Ces marques ne traduisent pas une représentation exacte de la radioactivité invisible, mais expriment la présence de cette dernière, tel un fantôme qui jaillit dans le paysage abandonné.
La question de la représentation de la radioactivité a été explorée par le philosophe Jean-Michel Durafour dans son ouvrage Tchernobyliana (2021). L’imagerie relative aux explosions atomiques est qualifiée par l’auteur d’ex-orbitante, c’est-à-dire que par ses effets spectaculaires, elle fait sortir les yeux des orbites. La représentation du nucléaire, quant à elle, relève d’une approche in-oculée, c’est-à-dire imperceptible pour l’humain, opérant de manière silencieuse et sournoise.

[2] Jan Dibbets, Hubertus von Amelunxen, François Michaud et al., La boîte de Pandore: une autre photographie par Jan Dibbets. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2016, p. 17.

« Ce qui est en jeu n’est rien moins que le passage d’une logique de la représentation à une logique de la présence, d’une logique des formes à une logique de la matière, d’une logique de l’existence représentable à une logique de l’insistance imprésentable, d’une logique de l’esthétique à une logique de l’anesthésie. » [3]

[3] Jean-Michel Durafour, _Tchernobyliana: esthétique et cosmologie de l’âge radioactif. _Librairie philosophique J. Vrin, 2021, p. 176.

Ainsi, les effets provoqués par les radiations sur le film photographique révèlent la présence d’une activité nucléaire, sans pour autant la montrer de manière transparente. Jean-Michel Durafour explique « que l’irreprésentabilité de la radioactivité ne peut aller de pair qu’avec la contamination des appareils humains de représentation. Qu’elle ne peut aller de pair qu’avec la présence délétère de la radioactivité comme déconstruction chimique, auto-immune, de la logique du paradigme chimico-optique (l’image référentielle née avec la photographie) de la représentation des choses. » [4] En d’autres termes, que la radioactivité n’est visible qu’à condition de renoncer aux prédicats naturalistes de la photographie, comme l’illustrent les images de Julian Charrière, à caractère mi-scientifique mi-fantastique, dont les textures inaugurent des imaginaires nouveaux.
En 2017, le Palais de Tokyo a présenté Le Rêve des formes, une exposition transdisciplinaire dirigée par Alain Fleischer et Claire Moulène, explorant le dialogue entre arts et sciences, et notamment la manière dont les travaux scientifiques constituent des prétextes à la création et à l’imagination, dont résultent des formes d’expression hybrides. La série Polygon de Julian Charrière a été exposée à cette occasion, montrant les traces laissées par l’homme dans un environnement et les dangers nucléaires latents, par des effets de matière abondants et angoissants, qui échappent à toute interprétation strictement scientifique. Cette approche a donné sens au titre de l’exposition, explicité par Alain Fleischer :

« Et il y a des formes qui résistent à toute familiarité… En interrogeant ainsi le rêve que peuvent susciter les formes, peut-être serions-nous tentés d’anticiper le moment où celles-ci, libérées de leur référent, devenues des signes dépourvus de tout sens, pourraient se mettre elles-mêmes à rêver, d’une façon plus littérale qu’on est disposé à l’entendre ? » [5]

[5] «Le rêve des formes», Palais, n°25, 2017, p. 11.

[4] Ibid., p. 136.

Ainsi, en rompant avec la sphère de l’apprivoisé, et en se détachant du résultat scientifique pour se concentrer un instant sur les qualités formelles d’un document, il est possible d’appréhender l’imagerie savante par le biais de ses qualités plastiques, ses détails hypnotisants, ses motifs vibrants ou son répertoire formel inédit, de se laisser aller à prendre connaissance de la matière photographique, de l’unicité de ses possibilités, tout en nourrissant les imaginaires de textures et chimères nouvelles. Tel est également le cas des effets supposés ou avérés de la radioactivité mise au contact des techniques photographiques, mettant au jour tant des effets de matière propres au médium, que des fantômes jaillissant de l’émulsion.

La photographie des émanations fluidiques comme libération plastique

Si les optiques photographiques et le fonctionnement de l’appareil ont été pensés pour documenter ce que nous voyons, la moindre erreur, le moindre écart aux protocoles et modes d’emploi nous transportent dans le régime de l’expérimental, à la manière d’un tâtonnement scientifique ayant pour but de percer les possibles plastiques du médium. Cette pratique ne relève en rien d’un mouvement artistique défini dans le temps [6] mais plutôt d’une manière d’aborder la photographie, largement théorisée par l’artiste hongrois László Moholy-Nagy dans les années 1920. Ce dernier, en se jouant des codes classiques, en détournant le matériel ou en allant à l’encontre des codes documentaires, a exploré non pas la manière dont la photographie représente la réalité, mais au contraire, comment elle peut produire sa propre réalité.

« En ce qui concerne la photographie, on négligeait autrefois totalement le fait que la photosensibilité d’une surface traitée chimiquement (verre, métal, papier, celluloïd, etc.) constitue l’un des éléments de base du procédé photographique, la mettant systématiquement au service d’une camera obscura régie par les lois perspectives et la vouant à l’enregistrement (reproduction) de différents objets, selon leur manière de réfléchir ou d’absorber la lumière. On ne prit même pas la peine de soumettre les possibilités offertes par cette combinaison à un examen rigoureux. » [7]

Ainsi, ses travaux malmènent les conventions réalistes, afin d’observer les effets de matière ou d’optique propres au médium photographique : la manière dont l’émulsion réagit, dont la lumière découpe les formes, fait danser les ombres, le tout dans un registre aux portes de l’abstrait. Il en va de même pour l’œuvre Polygon, expérience audacieuse dont la radioactivité fait vibrer la couche sensible du négatif, et révèle un monde que seule la photographie peut représenter, constitué de bribes informes du réel, de traces spectrales, d’effets de matière énigmatiques. En analysant ces dernières, la curatrice Jana Franze a usé d’une formulation à caractère presque mystique :

[6] Régis Durand et Michel Poivert, « La condition moderne de la photographie ». L’ombre du temps, Paris, Musée du Jeu de Paume, 2004.

[7] László Moholy-Nagy, « Peinture, Photographie, Film ». Peinture, Photographie, Film, et autres écrits sur la photographie, Gallimard, 2014 [1927], p. 103.

« Telles des taches blanches sur le plan perceptif, les traces de la matière radioactive apparaissent, et indiquent la nature mystérieusement invisible de Semipalatinsk et de son histoire, qui plane comme un esprit sur le paysage abandonné. » [8]

[8] Jana Franze, « On the visibility and invisibily of time in the work of Julian Charrière ». Julian Charrière, Polygon, The Green Box Kunst Editionen, 2014, p. 79.

Traduction personnelle depuis : « Like white spots on a map of perception, the traces of the radioactive material appear and point to the invisible uncanny nature of Semipalatinsk and its history, that hovers like a spirit over the abandoned landscape. »

« Invisible », « mystérieusement », « esprit », autant de termes qui mis bout à bout se rapportent aux domaines du spiritisme ou de l’occulte. Le choix de ces mots ne relève en rien du hasard : en effet, la capacité de la photographie à révéler ce que l’œil humain ne peut voir constitue un outil scientifique non négligeable, mais les formes nouvelles qui tapissent parfois l’épreuve se dressent comme une ouverture béante vers des mondes fantasmés. Ainsi, l’exploration du domaine de l’indétectable laisse parfois place à des glissements et des constructions de l’ordre de la spiritualité. D’ailleurs, le médium photographique se constitue comme un moyen d’information, l’intermédiaire entre le monde réel et sa représentation. Mais peut-être est-il également intéressant de souligner les autres versants du terme médium, notamment celui implanté dans le domaine de la parapsychologie. Dans ce contexte, détenir des capacités « médiumnique » revient à pouvoir communiquer entre le monde réel, et cette fois-ci, celui de l’invisible, celui des esprits et fantômes, celui dans lequel tout est possible et imaginable. En convoquant ce vocabulaire et en l’associant aux motifs nébuleux qui imprègnent ces images, Julian Charrière inscrit son travail dans la continuité d’un pan de l’histoire photographique spécifiquement centré sur la question de l’invisible, de la capacité de la photographie à y accéder, et à fantasmer. C’est notamment le cas des pratiques spirites, émergeant dans les années 1860 aux États-Unis puis en Europe. Ces dernières utilisaient la double-exposition (technique également sollicitée par Julian Charrière dans sa série Polygon), pour superposer deux images sur un papier sensible : d’une part, celle d’une personne vivante, en général endeuillée et désireuse d’entrer en contact avec la personne décédée, et d’autre part, celle de la personne disparue, supposément présente, et rendue visible par l’image. Cette supercherie était réalisée à l’aide d’acteurs et actrices soigneusement choisies, pour créer l’illusion d’une communication avec les esprits défunts lors de la prise de vue.
Si la photographie spirite décline à la fin du XIXème siècle, de nouvelles manières d’explorer les sphères occultes émergent au même moment, gagnant rapidement en popularité. En effet, des disciplines telles que la parapsychologie et les sciences psychiques se développent, se concentrant sur la perception des phénomènes paranormaux par l’humain. Pour restaurer la crédibilité des travaux photographiques dans le domaine, une approche plus scientifique est adoptée, usant d’un vocabulaire savant et de protocoles méthodiques, visant à légitimer un supposé lien avec le transcendantal. Une rhétorique de la science positive, basée sur l’objectivation, le rationnel et la logique est promue, accompagnée de nouveaux termes techniques tels que l’hypnologie, la télépsychie et la psychodynamie. Dans le catalogue de son exposition Le troisième œil (2004) consacrée à la photographie de l’occulte, Clément Chéroux décrit l’avènement de la « photographie des fluides » :

« Celle-ci consiste à fixer, sans appareil, sur la seule plaque sensible, les fluides émanant du médium : la force vitale, l’âme, mais aussi les pensées, les émotions, ou les rêves. S’il est possible de faire remonter ce type d’expériences au début des années 1860, c’est surtout au tournant du siècle que la photographie fluidique se développe en se revendiquant de la légitimité scientifique des recherches sur les rayonnements : la radioactivité et les rayons X. » [9]

C’est ainsi qu’au tournant du siècle, la chasse aux esprits dans la photographie cède la place à l’exploration des « émanations fluidiques », fantasmées après les découvertes des rayons X en 1895 et de la radioactivité en 1896. La photographie serait alors capable d’immortaliser des rayonnements énergiques des humains, traduisant leurs émotions, pensées ou états de santé. Plusieurs chimistes et photographes envisagent donc que lesdits fluides émettent des rayonnements invisibles, qualifiés de « radio-actifs » [10]. En France, le Commandant Darget (1847-1923), également connu sous le pseudonyme « Commandant Tegrad » explore ces idées, soutenu par le médecin et parapsychologue Hippolyte Baraduc (1850-1909). Leurs expérimentations consistent alors à prouver visuellement l’existence de ces « radiations fluidiques » par la photographie.

[9] Clément Chéroux, « La photographie des fluides : un alphabet de rayons invisibles », Clément Chéroux, Andreas Fischer et Pierre Apraxine, _Le troisième œil: la photographie et l’occulte. _Gallimard, 2004, pp.114-125.

[10] Guillaume de Fontenay, « Chimicographie et la prétendue photographie du rayonnement vital ». Annales des sciences psychiques, 1913, p. 26.

« Les radiations fluidiques, sur la plaque, sont variées à l’infini, quant aux formes, aux dessins, l’intensité, et dépendent pour la même personne, de son état moral au moment où il opère, de son excitation, de sa joie, de sa tristesse. » [11]

[11] Commandant Tégrad « Le Spiritualisme moderne ». Revue des sciences morales, n°17, 5 janvier 1899, pp. 9-11.

Pour permettre la visualisation de sa pensée, le sujet détient diverses options, telles que le placement d’une plaque photographique sur son front, ou entre ses mains sans la toucher, voire l’immersion de ses doigts dans le révélateur. L’interaction entre la chimie de la plaque sensible et l’énergie présumément dégagée par le sujet, donne lieu à l’apparition de formes aussi indistinctes que curieuses, que le photographe accompagnait systématiquement d’une description manuscrite détaillant sa méthode de capture, ainsi que le motif représenté. C’est ainsi que les images du Commandant Darget expriment elles aussi un répertoire formel expérimental, très éloigné de la traditionnelle représentation réaliste associée à la photographie. Ces épreuves révèlent des effets de matière brumeux, vaporeux et nébuleux, contrastant avec le réalisme photographique conventionnel.
Ces pratiques ont toutefois été évincées par des chercheurs tels que Guillaume de Fontenay, le vice-président de la Société Universelle d’Etudes Psychiques à Paris. Ce dernier a reproduit les expériences visant à capturer les émanations fluidiques, avant de conclure à leur inefficience par les observations suivantes :

_« 1° Que les effets produits sont très variables selon les circonstances opératoires et en particulier selon la nature des encres et des papiers dont il est fait usage ;
2° Que, les causes d’erreur et les fautes de techniques écartées, je n’ai jamais rencontré d’effet qui ne pût être attribué légitimement à une réaction chimique des corps mis en présence,
3° Que je n’ai pu déceler l’intervention d’aucun rayonnement nouveau ou particulier. »
_[12]

Les champs d’études de la parapsychologie ou des sciences psychiques n’ont jamais obtenu de réel crédit auprès de la communauté scientifique, l’existence de leur objet d’étude étant impossible à prouver. Bien que bâties sur des méthodologies peu rigoureuses et des procédures douteuses, les tentatives de légitimation de ces sciences ont toutefois marqué durablement l’histoire de la photographie. Preuve ou supercherie, esprit ou réaction chimique, ici n’est finalement pas la question. En observant ces images, faute de pouvoir en tirer des conclusions savantes, il est toutefois possible d’observer un éventail conséquent d’effets de matière propres à la photographie, comme le formule l’historien de la photographie Michel Poivert, lorsqu’il traite de ces travaux :

Commandant Tegrad, Photographie de la pensée, Planète et satellite, 1896. Créé par la pensée par Mme A., qui regardait un atlas céleste ayant une plaque sur le front.

Commandant Tegrad, Photographie du rêve, L’Aigle, 1869.Obtenue en plaçant une plaque photographique au-dessus du front de Me Darget durant son sommeil.

[12] De Fontenay, op. cit., pp. 31‑32.

«Supercheries ? À dire vrai, peu importe. Seule compte pour l’historien l’envergure d’un phénomène qui diffuse largement dans les consciences une nouvelle approche de l’image, toute entière fondée sur sa réception imaginative : on voit ici les contours d’un monstre de cauchemar, ailleurs l’image d’un défunt évoqué avec ferveur… Imagerie de l’intériorité et des phantasmes, cette photographie de la pensée se conjugue alors avec la fantaisie des premiers amateurs, indifférents aux codes de la profession, et soucieux d’amuser en famille. » [13]

[13] Michel Poivert, « La condition moderne de la photographie ». L’ombre du temps, éditions du Jeu de Paume, 2005, p.23

Par la formule « indifférents aux codes de la profession », l’auteur souligne que les photographies spirites, ou encore de la pensée, ne constituent pas un prétexte à imiter le regard ; mais au contraire, à explorer presque naïvement le médium photographique et les mondes qu’il révèle ou crée, une fois détaché d’une injonction documentaire. Et c’est précisément ce que fait Julian Charrière en tâtonnant le domaine de l’invisible :

« Il y a quelque chose de terrifiant mais aussi de fascinant dans un endroit qui a été modifié par les humains à tel point qu’ils ne peuvent plus y vivre. En exposant le film aux radiations, j’ai pu révéler l’aura des paysages, une chose qui ne peut pas être perçue par l’œil humain. » [14]

« L’aura des paysages », fait référence ici aussi au domaine de l’occulte, désignant une enveloppe, une émanation immatérielle entourant un corps, constituée de fluide vital et visible uniquement par des personnes dotées de dons surnaturels. Les images de l’artiste évoquent en effet ce phénomène, puisque les vues de paysages désertiques, une fois tirées sur papiers, ne ressemblent en rien à ce que l’œil du photographe a pu admirer : ici, l’épreuve revêt des pouvoirs quasi médiumniques, en entrant en contact avec le monde de l’invisible. Si par l’usage de ce terme, l’artiste effectue un clin d’œil direct aux expériences photographiques de l’occulte, c’est probablement car son travail, lui aussi, explore le domaine de l’invisible à plusieurs niveaux. L’invisible pour l’œil humain, mais également les qualités plastiques invisibilisées de la photographie, omises au profit d’un conformisme placé sous le signe du réalisme, alors que l’émulsion recèle de nombreux secrets, qu’elle n’a pas fini de révéler aux expérimentateurs et expérimentatrices les plus aguerries.
Au-delà de son interrogation sur l’impact humain et nucléaire sur l’environnement, l’œuvre de Julian Charrière invite donc à une réflexion sur la nature de la photographie elle-même. Construire, révéler des mondes inconnus et en créer d’autres : les manifestations spectrales de la radioactivité sur les images de l’artiste, de prime abord inquiétantes, constituent donc un moyen pour la photographie de convoquer ce qu’elle a de plus propre, à travers des myriades de voiles étoilés et de traces nébuleuses produites par les réactions de l’émulsion aux différentes ondes lumineuses. Plutôt que de regarder l’image comme une reproduction transparente de la nature, l’artiste l’aborde comme le palimpseste qu’elle est, exprimant l’ensemble des choix subjectifs, les différents matériaux - du papier à la chimie, des aléas du protocole de développement… Autant d’étapes qui consacrent la matière photographique, bien au-delà d’une fonction documentaire limitée et limitante.

[14] Julian Charrière pour DJ Pangburn, « Voici ce qu’il se passe quand on expose des photos aux radiations ». `Vice, 23 janvier 2017, 3 avril 2024 : https://www.vice.com/fr/article/vvy9pb/radiation-photos-lava-devices-earth-sculptures